16 juin.
Paris.
Les cris et les chants des fans résonnent devant la petite salle parisienne. Je croise mes bras sur mon gilet. Il fait encore frisquet en ce matin de juin, mais je sais que la chaleur étouffante de Paris ne va pas tarder à se faire sentir. Je me demande encore comment j’ai pu me laisser embarquer dans cette histoire. Au-dessus de nous est écrit en toutes lettres « Coffee First », le nom du groupe préféré de ma petite sœur. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est une corvée de l’accompagner rencontrer un des plus grands groupes de tous les temps. Il y a pire que d’aller voir les petits chouchous du Royaume-Uni pour passer le temps. En passionnée de musique, je sais pertinemment qui sont les Coffee First : un groupe anglais composé de trois garçons et qui domine les charts depuis presque une décennie. Si je ne connais rien de la vie de Ben Walker, Ken Jeon et Teagan Kelly, je connais tous les records qu’ils ont pulvérisés. Nous avons étudié plusieurs fois leur success story au sein de mon école.
Ma petite sœur me tire subitement de mes rêveries de management d’artistes avec ses braillements. La foule est déjà bien dense pour l’heure, et la journée ne fait que commencer. Je contemple ce petit bout de chou de quinze ans, les yeux pétillants, et qui à huit heures du matin s’époumone déjà sur les chansons qu’elle chantera le soir. Héléna avait peu d’espoir de se rendre au concert, encore moins avec une place VIP. Nos parents ont passé l’âge et elle n’est pas encore autorisée à se rendre sur la capitale toute seule. Mais Noël est passé par là et moi aussi. Une belle fortune est partie dans ce voyage parisien, ainsi que beaucoup de temps à actualiser les sites de ventes pour pouvoir se procurer des places qui s’arrachent à prix d’or. Quelques mois plus tard, nous voilà dans la queue où se trouvent déjà des centaines d’autres personnes. J’y vois peu de personnes majeures, mais quelques parents. Beaucoup de jeunes fans sont présents, de la même génération que ma sœur. Quand j’y pense, Héléna suit ce groupe depuis sa plus tendre enfance. C’est un miracle qu’ils ne se soient pas encore séparés.
Une brise matinale me cueille et je rogne. Même pour les beaux yeux de ma sœur, je me les gèle. Je sais que je regretterai cette sensation ce soir en train d’étouffer dans la fosse et en sueur, mais je préfère ne pas y penser. Je sens que cela va être une longue journée. Héléna est équipée pour trois jours au moins : snacks, batteries externes, pancartes et autres accessoires qui rentrent à peine dans son petit sac à dos. La seule chose qui ne semble pas se faire une place dans son emploi du temps, c’est moi. Je suis son accompagnatrice, mais elle m’a bien fait comprendre qu’elle passerait son temps avec ses amies rencontrées sur internet, ainsi qu’avec les autres VIP. Je n’avais pas d’intérêt à m’offrir une photo souvenir moi aussi, alors j’ai fait l’impasse sur le meet-up. Mais ça veut dire qu’on va bientôt devoir se séparer et faire la queue chacune de notre côté. Quand elle aura rencontré ses idoles, on se rejoindra à l’intérieur.
Et dire que je devrais être en train de fêter la fin de l’année scolaire et mon diplôme avec Lilian, sûrement au bord de la plage. Mais ce con m’a larguée il y a quelques semaines. Après plus de cinq ans. Je secoue la tête en repensant au futur médecin. Ce garçon, je pensais réellement qu’il serait l’homme de ma vie. Mais j’avais d’autres projets que de rester dans la périphérie de Nantes… J’y crois pas, je suis au concert des Coffee First et je pense encore à mon ex. Peut-être que des chansons d’amour me feraient du bien finalement. Je tire une cigarette de mon paquet d’un air distrait. J’ai besoin de quelques bouffées pour me changer les idées. Et je ne survivrai pas les heures d’attente sans quelques clopes.
— Flo, va ailleurs ! Ça pue ton truc, grimace ma petite sœur.
Je roule des yeux en ôtant la cigarette d’entre mes lèvres pour la ranger. Je laisse échapper un soupir d’exaspération. À croire que ma sœur me donne des ordres alors qu’on a dix ans de différence. Mais bon, c’est sa journée, et je ne peux presque rien lui refuser. Plus qu’à trouver un autre endroit où me détendre.
— Qu’est-ce que tu dirais si un de tes chouchous fumait ? je lui demande. Tu trouverais ça moins dégueu, hein ?
Héléna me dévisage comme si je venais de dire la pire des énormités.
— Depuis le temps, ça se saurait…
Je capitule. Je n’ai pas envie de me battre avec elle. Je sors de la file et cherche du regard un petit bout de trottoir où je pourrais me poser puis écraser mon mégot. Un vigile comprend ce que je cherche et me fait signe de suivre les flèches sur le trottoir. Je ne trouverai peut-être pas un chaudron d’or au bout d’un arc-en-ciel, mais j’ai l’espoir d’arriver à un fumoir à la fin de ce fléchage au sol. Depuis quand Paris est non-fumeur ? Et d’autant plus aux alentours d’un concert de cette envergure ?
Héléna m’a réveillée à six heures du matin pour ces conneries. Nous sommes arrivées sur la capitale hier soir et on a filé au lit rapidement afin d’avoir les meilleures places ce matin. Elle ne parle que de l’évènement depuis des jours. Malgré mes études spécialisées dans la médiation culturelle et l’accompagnement d’artistes, je ne connais que très peu le groupe. J’ai bien sûr déjà entendu leurs musiques des centaines de fois à la radio, mais je ne me suis jamais intéressée plus que ça à ces musiciens. Je me demande de qui j’étais fan à l’âge d’Héléna. Sûrement un boys band qui ne fait plus parler de lui aujourd’hui.
Les Coffee First sont pourtant mythiques. Je connais les prénoms des membres, car Héléna se les ferait tatouer si elle le pouvait : Ben, Teagan et Ken font partie du groupe Coffee First depuis douze ans. Douze ans qu’ils ont été repérés aux débuts de YouTube, onze ans qu’ils ont signé dans un grand label auprès de la légende Martin Fraser et dix ans qu’ils dominent le monde. Enfin, le monde, sauf la France. D’une façon assez mystérieuse, il est difficile pour eux de se faire une place sur la scène française. Ils remplissent des stades dans leur pays d’origine et sur l’ensemble de la planète, mais se contentent d’une petite salle dans notre capitale. Un désagrément qui n’est pas forcément pour déplaire à leurs plus grandes fans, dont ma sœur. C’est plus intimiste selon elle et l’atmosphère est différente. J’ai hâte d’en avoir le cœur net. À défaut de décrocher un poste auprès d’un manager comme celui des Coffee First, je pourrais voir ce qu’ils donnent sur scène. J’ai déjà dans la tête le refrain de leurs derniers morceaux, car Héléna a insisté pour que nous les écoutions en boucle pendant des jours.
Je trouve enfin le saint Graal : le coin fumeurs. Un gars s’y trouve déjà, tête baissée. Il porte un bonnet enfoncé sur son crâne malgré la chaleur qui pointe le bout de son nez. Il ne laisse aucun cheveu dépasser. Le garçon me regarde du coin de l’œil, clope au bec, mains dans les poches. Son blouson est ouvert sur un t-shirt blanc, rentré dans son pantalon noir et déchiré aux genoux. Des bottines en cuir abîmées finissent le look, mais ne le font pas paraître plus grand. Sa tête me dit quelque chose, mais avec son bonnet lui arrivant jusqu’aux sourcils, difficile d’en voir plus. Je reste loin de lui et dégaine mon téléphone pour tenir au courant nos parents de l’avancée de la journée.
Le gars à ma droite a l’air subitement agité, comme prêt à cacher sa clope. Il semble très stressé à l’idée que je le prenne en photo. Je me retiens de rire. Promis mon grand, je ne le dirai pas à ta mère. La cigarette au bout des lèvres, je cherche par automatisme mon briquet dans les poches larges de mon gilet, sans succès. Putain, il manquait plus que ça ! Une journée entière à attendre et je ne peux même pas fumer. Je décide de déranger le garçon qui vient d’écraser sa cigarette au sol. Il a cet air bizarre, pourtant il semble sympathique. J’irais même jusqu’à dire séduisant, en y regardant de plus près.
— Excusez-moi, vous auriez du feu s’il vous plaît ? je l’interpelle.
Il me regarde, semble chercher quelque chose dans mes mains, mais ne répond pas. Super.
Soit un touriste, soit un Parisien pas sympa.
— Du feu ? je répète.
Je mime le signe universel du briquet, agitant mon pouce devant mes doigts en V collés sur mes lèvres. L’inconnu se décontracte un peu et acquiesce en silence. Il me tend son briquet d’une main distraite, couverte par des bagues à presque chaque doigt.
— Merci, je lâche en tirant ma première taffe de la journée.
C’est toujours la meilleure de toutes, la plus délicieuse. Quand Lilian m’a quittée, il a prétexté n’en plus pouvoir de mes habitudes de fumeuse. Ça fait plus de quatre ans que je fume uniquement sur mon balcon. Je sais très bien qu’il n’en pouvait plus de mon instabilité et de mon envie d’ailleurs. Mon avenir professionnel doit passer par l’international avant de revenir à la case maison et il le savait aussi bien que moi.
— Je ne parle pas français, répond l’inconnu d’une voix automatique, comme une phrase apprise par cœur dans un cours de langue.
Je me tourne vers lui pour lui rendre son briquet, il décide de reprendre une cigarette pour m’accompagner. Son accent est mignon, mais clairement pas d’ici.
— British ? je demande avec intuition.*
Il opine de nouveau en soufflant la fumée vers le ciel. Il ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans, ou alors il fait très jeune. Je détaille son visage à la mâchoire carrée. Il a les oreilles percées et des fossettes sur le côté des joues. Ses yeux marrons sont frangés de longs cils recourbés. Il est beau. Ce n’est pas une opinion, c’est une observation. Cet inconnu est vraiment beau. Il le serait sans doute plus avec des cheveux.
Mon anglais est loin d’être parfait, mais grâce à mes études, j’arrive à me débrouiller. Ça semble encourager l’homme au bonnet à continuer la conversation.
— Oui, il répond dans sa propre langue. Je viens de Londres, on peut pas faire plus cliché.
Il rit et moi aussi. Ma cigarette vient de s’éteindre comme par magie. Par automatisme, l’inconnu me tend de nouveau son briquet.
— Vous êtes là pour le concert ? il finit par demander en indiquant du menton l’autre côté du bâtiment où se trouve la horde de fans chantant à tue-tête.
— Oui, je soupire, avec ma petite sœur. Une grande fan.
— Ah oui ? s’intéresse tout à coup le garçon. Vous connaissez le groupe ?
— Très peu, j’aime bien leur style, mais je pense que j’ai passé l’âge. Je sais juste que ma sœur veut se marier avec le chanteur, Ben. Ça me suffit.
Il rit de plus belle, comme si je lui racontais la meilleure blague au monde. Les Anglais sont visiblement bon public.
— Elle a quel âge ? il demande de nouveau.
— Quinze ans, fan depuis le début, je lui réponds. Regardez, je lui indique en lui montrant mon fond d’écran qui n’est autre que ma petite sœur avec un t-shirt avec le logo du groupe.
Sur cette photo, Héléna a les bras levés devant son mur rempli de posters. Sur sa poitrine est dessinée une clef ancienne, composée d’un C et d’un F, les initiales de Coffee First. J’ai déjà fini ma clope, mais la garde en main pour la jeter plus tard. L’inconnu m’imite. Il est vraiment, vraiment mignon.
— Et vous, je reprends, vous êtes là avec une petite sœur ? Une… petite fille ? je lui demande, en priant qu’il ne fasse pas partie des parents de la foule.
Un sourire perce une des fossettes du garçon. Je fonds presque littéralement. La chaleur qui s’installe commence à m’attaquer le cerveau. J’entends un « Lord, no »** s’échapper de ses lèvres.
— Je fais partie de l’équipe, il dit platement comme si de rien n’était.
Je roule des yeux. Mais bien sûr.
— Et vous jouez avec les Coffee First aussi ? je le taquine.
— Ça m’arrive, il confesse avec un sourire des plus séduisants. On me confond même parfois avec le chanteur.
L’inconnu sait jouer de son charme. Je pourrais presque le croire. Je rentre dans son jeu :
— Pas trop dur alors, la vie de rockstar ? Vous arrivez à suivre ces célébrités pourries gâtées en tournée ?
Il se tourne vers moi et pour la première fois me regarde droit dans les yeux. Je n’arrive toujours pas à savoir où je l’ai déjà vu, mais ses grands yeux marrons me fascinent.
— Vous êtes durs avec eux, je suis sûr qu’ils ne sont pas si terribles que ça. La tournée a ses avantages, on peut rencontrer de belles personnes, il ajoute avec malice.
Je crois voir un clin d’œil, mais il est si furtif que je ne suis pas sûre. Je l’ai peut-être rêvé. Ses yeux brillent. Il me faut un instant pour que ses paroles remontent vers mon cerveau. Il défend donc le groupe. Je suis peut-être tombée sur un fanboy à ses heures perdues ? Je ne relève pas sa tentative de drague même si je crève d’envie de renchérir. Je hausse les épaules.
— Ils sont beaux, jeunes, riches et ont une horde de jeunes filles à leurs pieds. Entre vous et moi, ils ne sont pas à plaindre.
L’inconnu rit de plus belle. Il range ses mains aux longs doigts couverts de bagues dans ses poches. Un ange passe et je réalise qu’aucun de nous deux ne va pouvoir rester bien longtemps. J’ai une queue à faire et il doit me rester bien douze heures d’attente.
— Je dois y aller, il s’excuse.
Les mains toujours dans sa veste, il m’indique d’un geste la porte derrière les barrières : l’entrée des artistes. Ce beau garçon travaille peut-être bien pour l’équipe finalement. Ça me plairait bien de partager une nuit avec un ingénieur du son.
— Votre briquet ! je l’interpelle avant qu’il ne rentre.
— Gardez-le, j’en ai d’autres !
Je regarde mon petit ingénieur s’éloigner et je me maudis de ne pas lui avoir demandé son numéro. Dans quelques jours j’ai un entretien à Londres pour un premier boulot, afin d’assister une agence d’impresarios. L’inconnu et moi, on pourrait peut-être faire connaissance après sa tournée. Tout d’un coup, le garçon au blouson aviateur s’arrête et rebrousse chemin.
— Excusez-moi, j’ai été impoli.
Super, peut-être que je lui ai tapé dans l’œil, moi aussi. Il va sans doute me demander mon nom ou mon numéro de téléphone.
— Vous voulez une photo ? il reprend.
Je tombe des nues. Mais qui est ce type ? Ou plutôt, pour qui se prend-il ?
— Une photo ? je répète, hébétée.
— Oui, une photo, il réitère comme si ça tombait sous le sens.
C’est moi qui débloque ou ce mec est vraiment un ovni ? J’essaye de penser à une réponse qui ne le vexerait pas trop.
— Excusez-moi, mais je ne vois vraiment pas pourquoi je voudrais une photo de vous. C’est pour la mettre dans mon répertoire ? j’insiste au cas où ce gars mégalo ne se décide à saisir la perche que je lui tends.
L’inconnu au bonnet secoue la tête en riant une énième fois. Ses yeux marrons pétillent comme si j’étais la créature la plus drôle sur cette terre.
— C’est quoi votre nom ? il me demande enfin en me tendant la main.
— Floriana, mais tout le monde m’appelle Flo, je lui indique en lui rendant sa poignée de main.
— Ravi de faire votre connaissance Flow. Je suis content que vous restiez pour le concert. Je suis sûr qu’il y aura bien quelques chansons pour vous plaire.
Et il s’apprête à me refaire faux bond. Non, pas cette fois ! Je prends mon courage à deux mains. C’est pas tous les jours qu’on rencontre un technicien aussi craquant et avec un accent britannique aussi sexy. C’est sans doute ma dernière chance d’avoir ce foutu numéro.
— Attendez ! je m’écrie presque.
Surpris, monsieur blouson me fait face. Il s’apprête à disparaître sur le pas de la porte.
— Vous connaissez mon nom, mais je ne connais pas le vôtre.
Son visage se fend d’un large sourire. Il finit par enlever son bonnet d’où s’échappe subitement une masse de longues boucles brunes. Il me faut une seconde pour réaliser. Mon cœur s’arrête.
— Benjamin, il répond avec une prononciation anglaise à tomber. Mais tout le monde m’appelle Ben.
Une seconde et un clin d’œil plus tard, il s’éclipse. Je suis tellement sous le choc que je reprends une cigarette pour me calmer. Mes mains tremblantes mettent un moment avant de se saisir d’une clope. Je viens de rêver ? Ou c’est une caméra cachée, c’est ça ? Héléna me tuerait si elle savait. Je porte le briquet noir à mes lèvres. J’y découvre le logo de Coffee First : un C droit et un F incliné, formant une clef. Les minutes passent et je n’arrive pas à assimiler ce qui vient de se passer. Finalement, j’accepte que j’aie vécu quelque chose d’irréel et que personne ne me croirait si je le racontais. Je n’ai aucune preuve, même pas une photo comme il me l’a pourtant proposé. Bien joué Flo.
En reprenant le chemin de la queue, je pense distraitement qu’au fond de ma poche, lourd comme une enclume, se trouve le briquet de Ben Walker.
* « British ? » : « Britannique? »
** « Lord, no! » = « Mon dieu, non! »
Lire la suite dans le chapitre 2.
Retrouvez Ben et Flo dans Secret Love Song.