Chapitre 1 de P.S. I Still Hate You

PS I STILL HATE YOU titre couleur

image

 

« Knew he was a killer, first time that I saw him ; Wondered how many girls he had loved and left haunted » – …Ready for it ?, Taylor Swift.*

 

Un enterrement ne devrait pas être une fête. Pourtant aujourd’hui on se croirait à un putain de 4 juillet.* Je ne peux en vouloir à personne, c’est ce qu’aurait voulu Nonna. Ma grand-mère était l’équivalent humain d’un feu d’artifice. Ce n’est finalement que lui rendre honneur que de célébrer sa mort comme une fête nationale. Elle nous aurait sans doute insultés de tous les noms si on s’était contentés de se morfondre dans nos habits du dimanche. C’est un étrange tableau qui se dessine à présent dans notre jardin : des gens, partout, vêtus de noir, discutant nonchalamment un verre à la main à côté de la photo d’une défunte. Son portrait date des années 1950, quand elle était encore à La Havane. Elle n’aurait pas voulu qu’on expose ainsi une photographie d’elle prise ces dernières années.

Son corps avait peut-être changé avec le temps mais son esprit était resté le même : une jeune femme cubaine au tempérament de feu et à la volonté de fer. Elle a embarqué sa famille vers les États-Unis à peine majeure et a vécu sa vie comme elle l’entendait : en faisant la loi et en brisant des cœurs. Toute ma vie, j’ai espéré lui ressembler. Malheureusement, nous n’avons pas de véritables liens de sang. Pourtant, je nous trouve la même fougue dans le regard et ces mêmes longs cheveux noirs et ondulés. Nous ne venons pas du même pays, mais nos familles ont traversé des épreuves similaires. Nonna va terriblement me manquer. Je me console en me disant que je pourrais tout de même l’imiter d’une manière ou d’une autre. Je n’ai qu’à tout envoyer valser et bifurquer du chemin qu’on m’a tracé.

Je soupire. Penser à tout cela ne va que m’attrister et Nonna me frapperait derrière le crâne si elle me voyait me morfondre à la dernière fête de sa vie. Je coule un regard vers l’assemblée. Les enfants jouent de tous les côtés. Ils ont bien trop d’énergie pour écouter les remontrances des adultes. Nonna les aurait laissé courir jusqu’à renverser son cercueil, de toute façon. J’attrape au vol mon petit frère, Jaime. Sa cravate noire désserrée glisse sur sa chemise un brin déboutonnée. Son accoutrement est si sérieux qu’il le fait paraître plus jeune encore. Un gosse ne devrait jamais avoir à s’habiller pour les obsèques d’un proche. Au moins, il s’amuse avec les gamins du voisinage et il ne pense plus à sa grand-mère adoptive. J’arrange sa tenue débraillée et Jaime soupire d’impatience. Je crois que c’est lui le « chat » et que si je ne le libère pas très vite, il va perdre ses petites souris. Je laisse finalement partir le petit démon de dix ans et c’est comme si j’avais lâché le diable de Tasmanie sur nos pauvres convives. Soudain, les larmes me montent aux yeux. Nonna ne verra pas Jaime grandir. Mon enfance n’aurait pas été la même sans elle. Mon cadet n’aura pas la chance d’avoir la meilleure des grands-mères à ses côtés. 

Mon émotion doit être palpable, car un petit coup de coude vient me sortir de mes pensées. C’est Luz. J’essuie les pleurs qui commencent à perler sur mes joues avant de me tourner vers lui.

— Elle va me manquer à moi aussi, Luisa.

— C’est difficile. Elle était si forte… Parfois j’avais l’impression qu’elle était immortelle.

— Allez, sèche tes larmes. Nonna nous ferait manger nos dents à grand coup de canne si elle nous voyait chialer à son enterrement.

Je ris à sa plaisanterie, puis le pousse. Qu’il ne croit pas m’avoir comme ça. Ce n’est pas à lui de me consoler. Ça devrait même être l’inverse.

— C’est moi l’aînée Luz, et tu le sais très bien.

— D’à peine une minute et pourtant il faut que tu la ramènes tous les jours de notre vie.

— Une minute, c’est très long. Demande à ta copine. C’est ton record personnel, non ?

Mon jumeau rit jaune avant de m’empoigner. Il serre ma tête sous son bras droit et s’efforce de me décoiffer de la main gauche. Je lui écrase le pied, il grogne pour s’empêcher de hurler et me lâche. Victorieuse, je prends la pose pour l’affronter. Il imite ma position de ninja. On se jauge une seconde avant d’éclater de rire. Ça fait du bien. Du coin de l’œil, je vois nos parents échanger des anecdotes sur ma grand-mère avec les invités. Mon père et ma mère s’aiment comme au premier jour. En observant la manière dont ils se comportent tous les deux, on pourrait presque voir un couple d’adolescents. C’est peut-être pour cela qu’ils nous ont eu, Luz et moi, à quinze ans. Vingt-cinq ans plus tard, je me dis qu’ils s’en sont pas trop mal sortis avec des jumeaux sur les bras. Tout ça, c’est grâce à Nonna.

Je reporte mon attention sur Luz. Physiquement parlant, c’est bien évidemment mon miroir :  des sourcils sombres et fournis, un visage long et mutin avec un petit nez arrondi. Mais on se ressemble bien davantage que nos mentons avancés ou les tâches de rousseur sur nos pommettes hautes. Le hasard fait bien les choses et ce n’est pas pour rien si l’univers nous a fait jumeaux : quelqu’un de bien plus grand que nous a dû décider là-haut de partager notre âme en deux personnes bien distinctes. Je crois aux âmes sœurs comme aux flammes jumelles et cela ne fait aucun doute que l’une des miennes soit Luca. Personne ne l’appelle comme ça, pas depuis sa naissance en tout cas. Après mûre réflexion, ma mère, Carmen, le fait peut-être lorsqu’il est dans de beaux draps. On a tous le droit à nos noms complets quand elle nous menace avec sa cuillère en bois. Pour le reste du monde, c’est Luz. Et c’est ce qu’il est : ma lumière. Mon frère a le don de me faire enrager comme personne, mais c’est aussi l’être que j’aime le plus au monde. Je n’imaginerais pas ma vie sans lui et chaque jour je remercie le ciel d’avoir la chance que j’ai : une famille aimante et un jumeau avec une entente fusionnelle. J’adore aussi cette petite brute de Jaime, mais ce n’est pas pareil. C’est bizarre de me dire que j’ai presque une aussi grande différence d’âge avec mes parents qu’avec mon petit frère. Il faut dire qu’il n’était pas prévu. Mes parents ont grandi en même temps qu’ils nous ont élevé, Luz et moi. Ils ont essayé pendant de nombreuses années d’agrandir la famille, comme si le bordel qu’on faisait ne leur avait pas servi de leçon. Nonna leur disait que le Tout-Puissant les bénirait un jour ou l’autre. En parfaite Cubaine, elle était très croyante. Finalement, elle avait raison. On était ados quand Jaime a pointé le bout de son nez. C’était une période assez difficile. À quinze ans, ma mère nous mettait au monde. Au même âge, Luz et moi on rêvait juste de sortir avec nos potes de Pasadena. On s’est retrouvés à changer les couches d’un bambin à notre tour. Difficile de maudire une chose aussi mignonne même quand elle vous coûte toutes vos nuits de sommeil. Et aujourd’hui, ce petit miracle est en train de tirer les cheveux de la fille de la voisine.

Luz et moi agissons d’un même geste, comme à notre habitude. On sépare les deux garnements qui crient à la mort et se crachent presque dessus comme des chats de gouttière. Luz est plus calme que moi, le yin de mon yang, et parvient à faire redescendre la petite rapidement. Il l’éloigne et ramène l’enfant à sa mère qui lui fait les gros yeux et des remontrances en espagnol. Pendant ce temps, je me bats avec mon cadet pour qu’il cesse de crier.

— Jaime, tu arrêtes maintenant ! Tu veux faire honte aux parents ? Qu’est-ce que dirait Nonna ?

Ma question jette un froid et mon petit frère s’immobilise immédiatement. Je l’ai ramené sur Terre sans tact comme en témoigne sa lèvre tremblante. Bien joué, Luisa, très intelligent de ta part. 

— Parle pas d’abuelita*, chouine Jaime.

— OK bonhomme, mais calme-toi s’il te plaît.

— J’ai toujours préféré Luz, de toute façon !

Sa pique me touche, mais je laisse passer. Il ne sait pas ce qu’il dit. Comme moi, il est perdu. Elle va nous manquer à tous. J’ai du mal avec Jaime. Je l’aime, mais on ne se comprend pas. Avec Luz, c’est facile, on se complète. On se ressemble tout en s’opposant, on est comme deux faces d’une même médaille. Jaime, lui, se sent parfois comme la cinquième roue du carrosse. Je ne sais pas s’il ressemble plus à Luz ou à moi, mais une chose est sûre : il s’entend beaucoup mieux avec son grand frère. Un truc de garçons, j’imagine. 

Jaime me bouscule en s’enfuyant et je sais déjà qu’il va se réfugier dans les jupes de ma mère. Je suis prête à en entendre parler pendant des jours. Alors qu’il me pousse, je manque de tomber à la renverse. C’est finalement un corps qui amortit ma chute. Je me retourne pour découvrir un verre renversé sur un jean noir. Je lève les yeux vers une chemise tout aussi trempée et un visage visiblement agacé. C’est l’inconnu de la cérémonie religieuse.

Si cette réception a tout l’air d’une fête décontractée, ce n’était pas le cas de notre passage devant le prêtre. Nonna se foutait de bien des choses, mais pas de Dieu. Selon elle, Il était le seul à pouvoir la juger. Alors elle ne s’est pas gardée d’aimer la vie et de faire des erreurs. En échange, elle allait à la messe tous les dimanches pour expier ses péchés. La cérémonie à l’église s’est déroulée dans un silence respectueux et quasi dévot, où des proches ont lu des poèmes et d’autres hommages à notre grand-mère. L’homme qui me fixe à présent faisait partie des lecteurs. Je dois avouer que cela m’a d’ailleurs surprise. Avant aujourd’hui, je ne l’avais jamais vu de ma vie. Et je passais presque tous mes après-midi chez Nonna, c’est pour dire. Pourquoi un inconnu se proposerait-il de lire une lettre à l’assemblée ? À vrai dire, je n’ai pas entendu un traître mot prononcé lors de la cérémonie. J’étais trop occupée à réprimer un fou rire avec Luz.

J’irais sans doute en enfer pour cet aveu. Nonna était peut-être une grenouille de bénitier, mais elle détestait surtout les hypocrites et les acteurs de pacotille. Tout ce cinéma était ridicule. Alors que les lecteurs s’enchaînaient, allant tous de leurs plus belles larmes, j’ai visualisé Nonna assise sur l’autel. Elle dévisageait ce beau monde en baillant. Elle se faisait royalement chier à son propre enterrement. Cette pensée m’a fait rire et comme d’habitude, Luz a lu dans mes pensées. Il m’a tenu la main et on a tenté de cacher nos gloussements sous les chuchotements énervés de ma mère. Pour notre défense, nos épaules tremblaient tellement qu’on aurait pu croire à une crise de larmes.

Je n’ai plus du tout envie de pleurer, ni de rire. L’inconnu n’a toujours pas parlé, mais je vois à ses bras écartés et à son regard qui alterne entre son jean mouillé et moi, qu’il est agacé. Le cocktail dont seule ma mère a le secret dégouline le long de son ventre et de sa jambe. Je vois briller le sucre sur sa chemise collée. Il va sentir l’alcool et les fruits pendant des heures. Je me confonds en excuses, le visage empourpré, et attrape un millier de serviettes en papier sur la table du buffet derrière nous. Je m’apprête à essuyer ma bêtise moi-même, mais quand ma main se dirige vers son pantalon, l’inconnu l’arrête abruptement. Les doigts enroulés autour de ma paume, sa prise est si forte qu’il manque de me faire mal. 

— Ça va, ça va, je me débrouille, merci, râle l’intéressé.

— Je suis désolée, vraiment.

— C’est rien, c’est qu’un jean.

Sa main libère la mienne et il s’affaire à s’essuyer. J’en profite pour le détailler. À première vue, il pourrait avoir l’âge de mon père. Il n’est pas aussi grand que lui, cependant. Sa barbe de quelques jours est désordonnée, comme ses cheveux châtains foncés. L’inconnu la porte étrangement bien, comme une star de cinéma. On dirait qu’il a dormi dans sa voiture avant de venir ou qu’il s’est roulé dans les draps d’une petite chanceuse. La moustache n’a jamais été mon truc, ça me rappelle trop mon propre père. Il humecte ses lèvres fines de la langue et je m’empresse de détourner le regard. Sa peau est aussi hâlée que la mienne, même plus encore. Je me trompe peut-être, mais on doit avoir des origines communes. Colombiennes comme papa et maman ? Ou cubaines, comme Nonna ?

Lorsqu’il finit d’éponger ma connerie, il replie les serviettes et cherche des yeux une poubelle où s’en débarrasser. C’est son regard qui me cloue sur place. Ses grands yeux marron sont si doux. Ils tranchent avec la dureté des traits de son visage. Son nez et sa mâchoire sont les témoins d’une vie pleine d’épreuves. Mais ses yeux… ils ont quelque chose de réconfortant. Ils me donnent la même sensation qu’un vieil album photo. J’ai soudainement envie de me blottir dans un fauteuil avec ma famille et d’en tourner les pages. Son visage pourrait faire croire à un tueur, un de ces méchants séduisants, comme dans les films. Son regard, par contre, a toute la chaleur du monde. Si on avait le même âge, je l’aurais peut-être même qualifié de sexy. Sauf que je ne peux pas le voir ainsi. Il est aussi vieux que les amis de mes parents. Je n’y peux rien, son charisme me laisse pantoise. Je ne suis jamais muette. Ce n’est pas normal. Il me rappelle vraiment quelqu’un que j’aurais vu dans un album de famille. Je devrais peut-être aller vérifier dans le grenier de Nonna.  

— Vous êtes un ami de la famille ? je demande finalement pour casser ce silence gênant.

— On peut dire ça. Rosa était ma grand-mère.

Le miel de sa voix m’empêche d’assimiler immédiatement ses paroles. Je fronce les sourcils. Quand il parle de Rosa, il veut dire Nonna. Je ne sais même pas pourquoi on a commencé à l’appeler comme ça, plutôt qu’abuela. Je crois qu’elle refusait d’être réduite au rang de « mamie ». On n’est même pas italiens, alors pourquoi on a choisi ce surnom-là, ça reste un mystère. Ma famille est un gros bordel d’origines, de parenté et de langues étrangères.

Mais, attendez une minute… Sa grand-mère ? Impossible. Nonna, c’est ma grand-mère. Enfin, celle de mon père. Enfin, une amie de la famille qui a adopté mes parents comme ses propres petits-enfants. Qu’est-ce que c’est que ces histoires encore ?

L’inconnu perçoit mon trouble mais ne s’empresse pas de se présenter pour autant. J’ouvre la bouche pour tirer tout cela au clair quand mon père fait son apparition. Il m’embrasse sur la tempe et frappe chaleureusement le dos de l’homme en face de moi. À en juger par leur accolade, on dirait les meilleurs amis du monde. Je le répète, mais je n’ai jamais vu ce gars de ma vie.

Cariño*, je vois que tu as rencontré ton oncle Chico.

Mon oncle quoi ?

 

 

* « Knew he was a killer, first time that I saw him ; Wondered how many girls he had loved and left haunted. » : « Je savais que c’était un tueur, la première fois que je l’ai vu; je me suis demandé combien de filles il avait aimé et laissé hantées. »

Le 4 juillet est la fête nationale célébrant l’indépendance des États-Unis.

« Abuelita » : mamie

« Cariño » : mon coeur

 

Lire la suite dans le chapitre 2.

Retrouvez Luisa et Luca dans P.S. I Still hate You en précommande.

 

PS I Still Hate You prohibido maeva catalano