(Re)lire les chapitres 1 et 2.
« All my flowers grew back as thorns ; windows boarded up after the storm. » – Call It What You Want, Taylor Swift.*
L’haleine du matin de Matt me cueille au réveil. Je roule sur le côté pour échapper à cette souffrance encore quelques secondes. Rapidement, mon cerveau me ramène à la réalité et aux évènements de la veille. L’enterrement de Nonna, l’arrivée de Luca, la dispute avec ma famille et ma nuit passée avec Matthew. Matt est un des amis de lycée de Luz. C’est un gringo*, pour le dire simplement. Je ne suis pas sûre que mon jumeau soit ravi d’apprendre que je fricote avec un de ses potes, mais il n’est pas obligé de le savoir. Ce n’est pas comme si c’était du sérieux. Après tout, Matthew est assez cool, comme gars. Pas prise de tête. Il n’a même pas bronché quand j’ai débarqué chez lui en plein milieu de la nuit. J’ai joué la carte de la petite-fille éplorée après le décès de sa grand-mère. En soit, ce n’est pas tout à fait faux. J’avais bien besoin d’échapper à la réalité, le temps de quelques heures.
J’en viens à regretter ce que j’ai pu faire hier. Pas ma dispute avec Luca et encore moins mes embrassades avec Matt ; mais ma décision débile d’avoir quitté la maison sans rien dire. Un coup d’œil à mon téléphone me confirme que je vais passer un sale quart d’heure en rentrant aujourd’hui. Je fais défiler les notifications : appels en absence de mes parents, messages vocaux de mon frère. Je me redresse pour écouter ce que m’a enregistré Luz. Il n’a pas l’air inquiet, même s’il ne sait pas où je me trouve.
Malgré les apparences, je ne suis pas toujours la plus irresponsable des deux. Mon jumeau sait très bien que je suis en sécurité. Il a surtout peur de ce que vont me faire les parents une fois qu’ils m’auront mis la main dessus. D’après ses messages, il a tenté de me sauver la mise autant que possible. Officiellement, je suis chez mon amie Penelope, dite Lupe pour les intimes. Le reste, ce ne sont pas ses affaires.
Je me laisse retomber dans les bras de Matthew en soupirant. Vivre chez ses parents à vingt-cinq ans a quelque chose d’usant. Lui, au moins, a son propre appartement. Je l’envie. Ce n’est pas comme si je pouvais faire autrement : après mon diplôme de lycée, j’ai aidé mes parents à la boutique avec mon frère. Ils n’avaient pas vraiment les moyens de nous envoyer tous les deux à l’université. J’ai repoussé autant que possible l’année de mon entrée à la fac pour pouvoir commencer ma première année avec Luz. Finalement, il a trouvé sa voie et moi j’ai perdu la mienne.
En tant qu’aînée, je pourrais reprendre le magasin d’équipement électronique de mes parents à leur retraite. Le problème c’est qu’ils sont encore jeunes et qu’ils ne sont pas prêts de passer le flambeau. Luz est plus intéressé par l’aspect vente que moi et serait sans doute très heureux de reprendre les rênes. Mon petit doigt me dit qu’il serait encore plus content de garder le boulot qu’il a décroché à la banque du quartier. Il a obtenu le poste grâce au père de Maritza qui y travaille également. Luz travaille bien, il pourrait monter en grade rapidement. Je ne le vois pas vendre des prêts et autres produits bancaires toute sa vie, mais on ne peut pas le nier : il porte bien le costard. Seule ombre au tableau : si mon jumeau a ce qu’il veut, ça veut dire que je dois me sacrifier. Je vais sûrement me retrouver à la comptabilité, comme ma mère. Très peu pour moi. J’aimerais juste qu’on me laisse garder des animaux, comme je le fais depuis le lycée. Malheureusement, ce fantasme de dog-sitter ne coïncide pas avec la vision de l’entreprise pseudo-familiale. Pas facile de conjuguer des rêves de toiletteuse pour chiens avec un petit magasin d’informatique de Pasadena. Dans les années 1990, c’était peut-être une bonne idée. Aujourd’hui, je me demande ce qui nous emportera en premier : les revendeurs discount en ligne, les soucis financiers ou les micro-cambriolages grotesques qui se succèdent année après année.
Avec un peu de chance, je n’aurais même pas à reprendre l’affaire Carillo, on mettra juste la clef sous la porte. Ça voudrait aussi dire plus de problèmes avec la banque, ce qui n’est évidemment pas l’idéal. Peut-être que Luz pourrait nous aider avec ça, s’il décroche une promotion. En attendant, je promets à mes parents de reprendre mes études et je vais promener des animaux de compagnie toute la journée. Un de mes rêves de gosse serait de devenir vétérinaire, ou assistante tout du moins. Malheureusement, prendre soin de nos amis à quatre pattes a un certain coût. Je me cache derrière cette excuse. Le manque d’argent me permet de ne pas me confronter à ma peur de l’échec.
Matthew se met à gigoter quand son réveil sonne une nouvelle fois. Il ne va pas pouvoir le repousser plus longtemps. Il va bien falloir qu’il aille à l’école. On parle souvent des élèves, mais les profs sont en vérité ceux qui rechignent le plus à l’idée d’aller en cours. Ses yeux légèrement bridés papillonnent avant de se poser sur moi. Il sourit. Après avoir émergé un tantinet, son haleine du matin n’est pas si horrible que ça. Moi aussi j’aurais bien besoin d’un bon brossage de dents de toute manière.
— Hola princesa*, il sourit en s’étirant.
Je roule des yeux. Son accent reste encore à désirer. Le brun ferait bien de se concentrer sur son anglais natal et son japonais.
— Je suis censée te répondre quoi, Konichiwa* ?
— Ça serait limite.
— Alors c’est limite de ton côté aussi, Matt.
Matthew râle avant de se redresser. Mes répliques sonnent la fin de la nuit et le début des ennuis. Je n’y peux rien, c’est ma manière de communiquer. Depuis le temps, il devrait être habitué. La sonnerie de mon téléphone me sort de mon introspection. J’ouvre le message sans le lire.
— Un client ? m’interroge mon hôte.
— Non, mon frère.
Matt grimace lorsque je mentionne Luz. Ils sont restés très proches après notre remise des diplômes et je sais que cacher notre petite affaire lui coûte autant qu’à moi. C’est sans doute pour le mieux. Le jour où on se décide à en parler à mon jumeau, ça voudra dire que c’est redevenu sérieux et je ne sais plus très bien si c’est ce que je veux.
Je finis par lire le SMS de mon frère et lui réponds dans la foulée :
> Oublie pas le RDV chez l’avocat. Les parents sont presque déjà dans la voiture.
> Déjà ??
Merde, j’avais oublié.
> C’est pour ça que je te le rappelle, tête de pioche.
Tu les connais, toujours en avance.
Te presse pas trop, on peut y aller ensemble.
> Et Luca ?
> Quoi Luca ?
Il a sa propre caisse, non ? Tu veux faire du co-voit ou quoi ?
> Je me demande juste s’il sera là.
> J’en ai bien l’impression.
T’es où ? Je viens te chercher ?
> J’arrive.
> Ça me dit pas où tu es.
> J’arrive je te dis.
> OK.
Rejoins-moi à la maison. Je saute sous la douche.
> OK.
J’aurais tout donné pour ne pas me retrouver coincée avec Luca Álvarez, à la lecture du testament de ma grand-mère adoptive, qui plus est. J’aurais d’ailleurs mille fois préféré aller ramasser les excréments d’un chihuahua à l’estomac fragile plutôt que de revoir son visage. Tout est plus facile avec les animaux.
J’articule ma semaine entre les balades au parc et les litières pour chat. Certes, je n’ai pas tous les avantages d’un maître : je dois faire tampon quand les propriétaires sont au boulot ou en vacances. J’ai des horaires décousus et je passe trop de temps à mon goût à ramasser des crottes. Pourtant, sortir des chiens et leur faire faire leurs besoins me fait mille fois plus rêver que de tenir la comptabilité du magasin de mes parents. Promener des animaux, ça peut être très sympa. Moi aussi j’ai le droit à des léchouilles entre deux lancers de balle. En plus, je suis assez bien payée. Pas autant que si je gardais les animaux de compagnie de stars à Los Angeles, c’est sûr, mais je n’ai également pas le même loyer à payer, c’est déjà ça. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est d’aider Vera, la toiletteuse du coin. Au moins deux fois par an, l’État de Californie organise des dog shows, des concours de beauté ou d’obstacles canins. C’est là où Vera, la grand-mère de Matt, entre en scène. Et par conséquent, moi aussi. Quand elle ne sait plus où donner de la tête, je l’aide avec certains rendez-vous. Elle m’a tout appris. Tondre les poils, couper les griffes et peigner de petites bêtes ne sauve peut-être pas des vies, mais j’aime être aux petits soins. Ces missions ponctuelles payent très bien. Les gens sont prêts à dépenser une fortune pour le bien-être de leurs boules de poils. Encore quelques prestations et je pourrais voler de mes propres ailes, loin de mes parents. Peut-être même dans un autre État. Je suis sûre que le nord me plairait bien. Le souci c’est que ça voudrait dire quitter Luz… et ça, ce n’est pas négociable. Où que mon jumeau aille, je vais. S’il reste ici, je vais bien être forcée de faire pareil.
— Je te dépose sur le chemin ? me demande Matt une fois habillé.
—Si ça ne te dérange pas trop.
Pas la peine de minauder, je connais déjà sa réponse. Matt essaie vraiment d’être mignon, je dois bien lui accorder. J’ai juste l’impression que tous ses efforts arrivent trop tard. Six ans trop tard, en réalité. Au lycée, j’étais raide dingue de lui. Luz le savait et il ne s’est pas gardé de me prévenir. Matthew ne s’est jamais intéressé à autre chose qu’à sa famille, ses potes, le baseball et par la suite, ses études. C’est ce que j’aurais dû garder à l’esprit durant mon adolescence. Matt est le premier et le dernier mec à m’avoir brisé le cœur. Il y a six ans, j’étais encore pleine d’illusions. Je croyais bêtement qu’il se montrait indifférent avec moi en public à cause de Luz. Il ne m’appréciait tout simplement pas tant que ça. Attention, Matthew ne m’a jamais rien promis. Je me suis montée la tête toute seule. Je devais tout de même assez lui plaire pour qu’il me déflore un peu avant ma majorité. Je déteste cette expression. Ce n’est pas comme si j’avais vraiment perdu quelque chose : ni valeur, ni honneur, ni hymen. Disons simplement que j’ai laissé ce concept archaïque et patriarcal qu’on appelle « virginité » entre ses draps l’année de la Terminale.
Après ça, Matt s’est concentré sur ses études d’enseignement. On pensait tous qu’il deviendrait coach sportif mais il s’est tourné vers l’histoire. Matthew n’est pas parti bien loin, il enseigne d’ailleurs dans notre ancien établissement. Aujourd’hui, les élèves ne l’appellent plus « Matt » mais « Monsieur Kamano ». Je dois dire que j’aime bien faire la même chose au lit de temps en temps.
Je m’habille à la va-vite et je le suis dans sa voiture. Le trajet s’effectue en silence. Je sens Matthew pensif, ça ne lui ressemble pas. On pourrait penser que je suis un peu masochiste sur les bords, à me jeter dans les bras de celui qui m’a piétiné le cœur au lycée. C’est Matt qui est revenu vers moi et ce, de nombreuses fois. Pendant longtemps, j’ai cru avoir loupé le coche. Un amour à sens unique. Heureusement, j’ai eu un déclic. Une fois que j’ai compris que notre entente ne dépasserait pas le stade d’une amitié avec de jolies affinités, mon cœur m’a laissée tranquille. On a tous les deux eu nos aventures chacun de notre côté, mais on finit toujours par revenir l’un vers l’autre. Matt et moi, ce n’est peut-être pas l’amour passionnel et déchirant des films, mais c’est d’une simplicité sans nom. C’est rassurant même. Ces derniers temps, le professeur est plus attentionné, plus tendre. Il veut qu’on sorte, qu’on s’affiche. C’est à mon tour d’être réticente. Je ne pense même pas à mon frère, même si je sais que Matt a peur de la réaction de Luz. Notre petit jeu dure depuis assez longtemps pour que mon jumeau s’en accommode. On a quitté le lycée depuis quelque temps et je ne laisserai jamais mon frère être trop possessif. Je peux tout de même anticiper son énervement quand il apprendra que je lui cache une pseudo-relation depuis tant d’années. Cela m’arrange donc que la situation entre Matthew et moi reste la même. Je crois que c’est lui qui a laissé passer une opportunité, finalement. On s’est ratés. Il n’aura qu’à prendre le prochain train, si un nouveau wagon se présente un jour. Peut-être qu’on arrivera à se croiser au bon moment, quand nos cœurs seront alignés.
Habitué, Matt se gare un peu avant la maison. Je fais mine de descendre de la voiture mais il me retient avant que je n’aie le temps d’ouvrir la portière. Sa main se pose sur la mienne. Il y a quelques années, je me serais réjouie de ce contact. Aujourd’hui, j’ai envie de disparaître.
— On pourra parler un peu la prochaine fois ?
Nous y voilà. La discussion. Je ne sais pas quoi dire pour me dérober. Je contemple son sourire timide rehaussé d’un grain de beauté. Je détaille ces petits cernes qui ne le quittent plus depuis la Troisième. Je regarde ses cheveux noirs et bouclés dont une mèche retombe sur son front. Je pense à notre relation, notre amitié particulière. Je pense à Luz, j’imagine sa réaction. Je me risque à rêver de mon futur, avec Matthew, s’il y en a un après la discussion qui nous attend. Toute cette situation me donne le tournis.
Je ne sais pas quoi dire, alors je ne réponds rien. J’opine et je sors de la voiture sans me retourner.
* « All my flowers grew back as thorns ; windows boarded up after the storm. » : « Toutes mes fleurs sont devenues épines; des fenêtres barricadées après la tempête. »
« Gringo » : Étranger, Américain
« Hola princesa » : Salut princesse
« Konichiwa » : Bonjour, en japonais
Lire la suite dans le chapitre 4.
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